Les chasseurs des Îles-de-la-Madeleine n’ont capturé que 400 phoques du Groenland dans le secteur de la pointe nord de l’Île-du-Prince-Édouard, à la mi-mars. La banquise était déjà très morcelée lors de leur sortie à bord du Jean-Mathieu, et les animaux de l’année avaient déjà pris l’eau. L’escouade du capitaine Denis Éloquin est aussi revenue bredouille de deux expéditions aux phoques gris organisées à la fin janvier. Cette fois, c’est l’abondance de glace qui les a empêchés d’accéder aux côtes de l’île Pictou, en Nouvelle-Écosse.
«Le bilan 2018 est assez ordinaire», résume Réjean Vigneau, propriétaire de la Boucherie Côte à Côte de Cap-aux-Meules et président de SeaDNA, spécialisée dans les produits de viande et d’huile de loup-marin.
APPROVISIONNEMENTS TERRE-NEUVIENS
Encore une fois, SeaDNA a dû se tourner vers les approvisionnements terre-neuviens pour répondre aux besoins de sa clientèle. L’entreprise y a notamment commandé 3 000 carcasses de phoques du Groenland de catégorie beater. SeaDNA mise sur une équipe de chasseurs et de travailleurs d’usine qu’elle a formés, ces dernières années, aux normes de qualité de la viande. D’ailleurs, M. Vigneau dit espérer que c’est la dernière fois, ce printemps, qu’il avait à aller sur place, à Carmanville, pour superviser leurs opérations. «Dans un monde meilleur, ce qu’on vise, c’est qu’ils soient indépendants et qu’on fasse une commande et qu’on reçoive ça quelques semaines après, dit-il. C’est des gros sous, se déplacer pour aller à Terre-Neuve et rester là une semaine ou deux.»
Pour sa part, la directrice des ventes de l’entreprise, Romy Vaugeois, précise qu’elle peut aussi compter sur un approvisionnement d’un millier de phoques du Groenland adultes en provenance de Terre-Neuve. La viande est destinée tant au marché local des Îles-de-la-Madeleine qu’à sa clientèle canadienne. «C’est pour le marché québécois surtout, dit-elle. On a travaillé beaucoup sur le marché du Québec dans la dernière année. Puis, c’est sûr qu’au niveau de nos produits jerkey on vise plus loin, à l’échelle canadienne.»
Autrement, SeaDNA qualifie de difficile l’entrée de la viande de loup-marin sur les marchés asiatiques, en raison du lobby des groupes anti-chasse. Mme Vaugeois déplore le signal négatif qu’envoie l’Inde, avec sa décision, annoncée à la mi-avril, de bannir à son tour l’importation des produits du phoque. Cela dit, elle écoule plus facilement, en Asie, ses produits d’huile riche en oméga-3, en Corée du Sud particulièrement.
TOTAL OCÉAN
D’ailleurs, c’est avec beaucoup d’optimisme que Total Océan se prépare à lancer sa propre production industrielle d’huile de loup-marin. Ce printemps, l’entreprise procède à la mise au point finale de ses équipements. Son procédé débute avec le délardage des peaux, puis le gras est transporté par convoyeur vers un réacteur qui en extrait l’huile. S’ensuivent sa filtration et son refroidissement, explique Michel Lacroix, nouvellement nommé directeur des opérations de l’entreprise.
«Au début, on a fait les premiers tests avec de l’eau, dit-il. Ça nous a permis de déceler une petite fuite dans la cuve du réacteur. Heureusement, des techniciens de Qualtech, la compagnie qui a fabriqué et installé nos équipements de production, ont tout réparé en l’espace d’une semaine.» Une fois tous les ajustements complétés, le gras a pu être introduit dans la chaîne de production pour tester le filtre-presse, au début mai.
De plus, d’ici la fin de l’année, l’usine du chemin de la Pointe, à Havre-aux-Maisons, sera dotée d’un distillateur moléculaire qui raffinera l’huile en un concentré inodore et incolore prêt à la consommation. Le coprésident de l’entreprise, François Gaulin, anticipe un rendement de 92 % par kilo- gramme de gras. «Notre but est d’être le plus complet possible, donc de produire le moins de déchets, souligne-t-il. On est en pourparlers avec la Municipalité; ils savent quel genre de déchets on va avoir. Il n’y aura pas de surprise; on travaille ensemble. Mais, si on est capables de réutiliser nos déchets – ce qui sont pour nous des déchets sont des trésors pour d’autres entreprises – bien, c’est évidemment le chemin qu’on va prendre.» À ce propos, des travaux de recherche et développement sont d’ailleurs déjà en cours, précise M. Gaulin, pour trouver des solutions de réutilisation des résidus de production.
Si tout va bien et que les approvisionnements en matière première sont disponibles, Total Océan pourra commencer ses opérations dès les prochaines semaines, ou bien attendra la prochaine saison de chasse aux phoques gris. À terme, sa production annuelle de 300 000 litres d’huile de loup-marin procurera de l’emploi à une quarantaine de personnes, sur une période de sept à huit mois.
DÉMOBILISATION?
Parallèlement, seule une dizaine de chasseurs de loup-marin des Îles ont participé à l’assemblée générale annuelle de leur organisation, le 19 avril, à Cap-aux-Meules. Cette démobilisation s’expliquerait par l’absence d’activités de chasse cet hiver, selon le directeur général de l’Association des chasseurs de phoque intra-Québec (ACPIQ), Gil Thériault.
Pourtant, avec les abolitionnistes qui gagnent du terrain et les projets de développement de l’industrie pilotés par SeaDNA et Total Océan, ce ne sont pas les enjeux qui manquent à l’agenda, indique- t-il. «On est quand même dans une bonne phase, affirme M. Thériault. Encore tout récemment, j’ai eu des contacts avec une compagnie montréalaise qui fait dans l’importation de produits au Japon, qui semble très intéressée par l’industrie du phoque.» Le directeur de l’ACPIQ précise que ce dernier partage l’intérêt de Silicyle, partenaire de Total Océan, pour les propriétés biochimiques de l’huile de loup-marin.
De plus, Gil Thériault explique qu’en cours d’année, l’Association des chasseurs de phoque entend développer une offre de service d’accompagnement pour les chasseurs sportifs, en collaboration avec des promoteurs de pourvoiries de la Côte-Nord et de la Gaspésie. Il dit aussi qu’il travaillera avec Pêches et Océans Canada à encadrer le dégel de l’émission des permis de chasse commerciale aux phoques du Groenland. «Est-ce qu’on reprend le même nombre de permis qu’on avait avant le gel en 2004 et qu’on en remet en jeu? Est-ce qu’on veut réduire un peu parce qu’on se dit, bien, on est mieux d’avoir moins de gens qui font un peu plus d’argent que beaucoup de gens qui ne font pas beaucoup d’argent avec? Donc, un, il y a quand même plein de questions sur lesquelles il faut se concerter, comme aussi, justement, celle du nouveau permis de chasse sportive.» M. Thériault espère que les chasseurs seront plus nombreux pour participer aux discussions, à défaut de quoi il aura lui-même à prendre des décisions en leur nom, prévient-il.
Cela dit, le conseil d’administration de l’Association des chasseurs de phoques intra-Québec est complet. Qui plus est, il compte désormais un premier membre originaire de l’extérieur de l’archipel madelinot. Il s’agit de Jeremy Jerome, de la communauté micmaque de Gesgapegiag.
REPÈRE – page 38 – Volume 31,2 – Avril-Mai 2018