Les crevettiers et les transformateurs de crevette en sont venus à une entente sur les prix au débarquement qui a permis aux pêcheurs de prendre la mer avec un retard de dix semaines et qui a lancé la reprise des activités en usine. Quelles sont les réactions des crevettiers et des industriels? La rentabilité sera-t-elle au rendez-vous pour les capitaines-propriétaires? Les pêcheurs pourront-ils compter sur l’aide réclamée d’Ottawa? Comment se déroulent les activités de transformation dans un contexte de pandémie? Voilà autant de questions posées par Pêche Impact aux différents protagonistes de l’industrie de la crevette.
CHACUN A MIS DE L’EAU DANS SON VIN
Malgré un contexte difficile, les acheteurs ont accepté de payer le prix et ont évité un arbitrage pour la deuxième portion de la saison, qui a commencé le 1er juillet. Somme toute, chacun a mis de l’eau dans son vin, ce qui semble à la satisfaction de l’ensemble des acteurs concernés.
Pour la période allant du 1er avril au 30 juin, les prix décrétés par la Régie des marchés agricoles et alimentaires du Québec étaient de 1,65 $ la livre pour la grosse crevette, 1,35 $ pour la moyenne et 0,84 $ pour la petite. Pour la deuxième période, les deux parties ont convenu d’une baisse des prix. Ils ont été fixés à 1,20 $ la livre pour la grosse crevette, 1 $ pour la moyenne et 0,78 $ pour la petite.
«La décision de la Régie, dans le contexte actuel, était la bonne», concède le directeur de l’Office des pêcheurs de crevette du Grand Gaspé. Si, actuellement, les marchés commencent à se replacer, ce n’était pas le cas lors de la signature de l’entente. «Au moment de l’arbitrage, les marchés étaient à terre», confirme Patrice Element.
Bien que cette entente ait permis de sauver la saison, l’Association québécoise de l’industrie de la pêche (AQIP) est tout de même consciente que la saison ne passera pas à l’histoire sur le plan commercial. «On va faire nos affaires les deux, mais il n’y a personne qui va faire les plus gros profits au monde, reconnaît son directeur général, Jean-Paul Gagné. C’est une année spéciale.» Il s’encourage en comparant avec le homard. «Le prix du homard a baissé sur le marché. Mais, on en a vendu comme jamais! Aux Îles-de-la-Madeleine, après sept semaines, on avait 1 million de livres de plus qu’à la même date l’année passée, qui était un record de tous les temps! Il s’est vendu et il n’y a pas trop d’inventaires. Les poissonniers battent aussi des records.»
Dans le contexte, M. Gagné se réjouit qu’il y ait une saison de pêche à la crevette et souhaite que chacun puisse passer à travers du mieux qu’il peut. «Malgré tout, les gens vont faire une bonne année, même si ce ne sera pas leur meilleure.» À travers tous les défis qu’aura posés cette saison, M. Gagné croit que, malgré tout, les pêcheurs vont atteindre leur quota. «On a du temps. D’ici la fin novembre, on devrait être bons pour prendre les quotas.»
Le directeur général de l’AQIP estime que les pourparlers par téléphone et par visio-conférence ont représenté un facteur de difficulté supplémentaire. «Ce n’est pas comme de se voir et être l’un en face de l’autre, de prendre le temps, de se retirer, de revenir et d’essayer de trouver une solution. Négocier par conférence téléphonique, c’est très négatif.»
LES ENJEUX ET LES DÉFIS
Si les crevettiers étaient heureux de la reprise de leurs activités, les enjeux et les défis de cette saison 2020 sont toutefois grands et ne sont comparables à aucune autre dans l’histoire. Une épée de Damoclès leur pend au-dessus de la tête: le spectre de la rentabilité financière et des pertes de revenus anticipés. Ils doivent aussi composer avec des quotas qui sont loin d’être ceux d’il y a sept ou huit ans.
«Au prix qu’on a, il ne faut pas avoir trop de malchances, croit le directeur de l’Office des pêcheurs de crevette du Grand Gaspé, Patrice Element. Quelqu’un qui a un quota de 600 000 livres, ça peut paraître beau. Mais, au départ, il y a des coûts importants. Un voyage de pêche, au prix de l’année passée, c’était plus de 10 000 $ de diesel! Il y a tous les autres coûts réguliers, comme l’épicerie et les salaires. Il peut aussi y avoir de mauvaises surprises. Quand on brise un chalut, ça peut coûter plusieurs dizaines de milliers $. Il y a des gars, l’hiver passé, qui ont été obligés de changer leur moteur ou leur transmission. On parle de plusieurs centaines de milliers $. Cette année, ceux qui vont avoir ce genre de malchance ou de bris vont perdre de l’argent. Il faut qu’il ne leur arrive rien!»
Si cette saison ne passera peut-être pas à l’histoire en matière de rentabilité, il y a néanmoins une bonne nouvelle: la ressource est au rendez-vous. «Ça va très bien, confirme M. Element. Il y a beaucoup de crevettes, surtout dans la zone Anticosti.»
La formation d’une coalition interprovinciale composée de trois associations de pêcheurs et de six communautés autochtones a été annoncée le 27 mai afin de réclamer des mesures d’urgence auprès de différents ministères du gouvernement fédéral, dont le ministère des Pêches et des Océans. De l’avis de Patrice Element, la coalition n’a obtenu aucune réponse à leurs requêtes, hormis «une réponse partielle à l’extension de la subvention salariale qui n’a pas été faite pour le secteur des pêches, mais pour le Canada au complet». «C’est la seule chose pour laquelle on a été satisfaits.»
Selon lui, la ministre des Pêches et des Océans, Bernadette Jordan, n’a pas prêté une oreille attentive aux demandes de la coalition. La première requête de la coalition, qui demandait d’éliminer le coût des permis de pêche pour la saison 2020, a accusé une «fin de non-recevoir». «On a eu un conférence téléphonique avec la ministre le 4 juin, relate M. Element. Essentiellement, elle a fait comme ses employés: elle a écouté ce qu’on avait à dire, puis elle a dit qu’elle travaillait sur le dossier.»
RÉACTIONS D’OTTAWA ET DE QUÉBEC
Le cabinet de la ministre Bernadette Jordan reconnaît que 2020 sera une année très différente pour les pêches canadiennes en raison des impacts économiques mondiaux causés par la COVID-19. «C’est la raison pour laquelle notre gouvernement a investi plus d’un demi-milliard $ dans le secteur du poisson et des fruits de mer au cours des deux derniers mois grâce au nouveau Fonds canadien pour la stabilisation des produits de la mer, à la prestation aux pêcheurs et à la subvention aux pêcheurs, fait savoir par courriel son attachée de presse, Jane Deeks. Ces derniers peuvent être utilisés par les pêcheurs pour aider à couvrir les dépenses, telles que les frais de licence. Tous les fonds de soutien que nous avons annoncés sont accessibles aux peuples autochtones sans exception, tant que la personne ou l’organisation répond aux critères.»
Mme Deeks assure que Pêches et Océans Canada est conscient que les gains obtenus par les pêcheurs au cours de la saison pourraient ne pas être suffisants pour se qualifier à l’assurance-emploi. Elle précise que, pour combler cette lacune, le premier ministre Justin Trudeau a annoncé que son gouvernement autorisera les propriétaires exploitants et certains pêcheurs à pouvoir formuler une demande de prestations d’assurance-emploi en fonction de leurs gains assurables des années précédentes. «Cette saison ne se déroulera pas comme d’habitude, mais nous sommes convaincus que les mesures que nous avons prises contribueront à assurer au secteur le soutien dont il a besoin à court terme, tout en se positionnant pour une forte reprise dans l’avenir», estime la porte-parole du cabinet de la ministre Jordan.
En entrevue avec Pêche Impact, le ministre de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec tempère la situation en rappelant les séquences dans l’évolution de la pandémie au cours des derniers mois. «Il y a quelques mois, tout le monde pensait qu’il n’y aurait pas de pêche et c’était la panique, rappelle André Lamontagne. Je parlais aux industriels toutes les semaines et aux associations de pêcheurs aussi. Chaque semaine, j’avais une rencontre téléphonique avec mes homologues des provinces maritimes.»
Le ministre Lamontagne indique qu’il a soumis à Bernadette Jordan une liste des demandes qui faisaient consensus au Québec, établie à la suite du travail réalisé par son équipe, en collaboration avec les pêcheurs. La suppression des frais liés au permis de pêche à la crevette figurait dans la liste. Mais, la ministre Jordan lui a rappelé que plusieurs mesures et programmes avaient été proposés et mis en place par Ottawa et «qui font un bon travail». «Les dernières fois que j’en ai parlé à Mme Jordan, elle a dit qu’il y a le prêt de 40 000 $ qui peut compenser, rapporte M. Lamontagne. Elle disait que les mesures qui avaient été proposées et adaptées aux demandes du Québec, ça faisait le travail.»
Selon le ministre de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation, la question des autochtones est réglée depuis un certain nombre de semaines. «Ce qu’elle [Bernadette Jordan] me disait, c’est qu’il n’y avait plus d’enjeu.» Concernant la relève, le parlementaire estime que la ministre est sensible à cet aspect. «Mais je n’ai pas eu toutes les réponses que je voulais avoir», avoue-t-il quand même.
Le ministre Lamontagne avait promis qu’en situation de manque à gagner, l’aide de Québec serait là. «Ce n’est pas dans le sens qu’un pêcheur a fait tant de milliers $ l’an passé et que, cette année, il a fait moins et qu’il veut qu’on lui donne la différence, spécifie-t-il. On a un programme qui s’appelle Protec-pêche, qui se déclenche quand c’est vraiment difficile et que les gens finissent par ne pas faire leurs frais. Il y a un certain nombre de mesures qui protègent l’exploitant contre des pertes. Ça peut toucher autant les intérêts d’un prêt qu’il a contracté avec une garantie du MAPAQ ou d’un prêt qu’il a contracté auprès d’un tiers et qui n’avait pas de garantie du MAPAQ. Dans ces situations-là, il peut avoir une certaine dispense des intérêts pendant un bout de temps. Même chose sur le plan de la suspension des paiements en capital, dans certains cas. Il y a aussi la possibilité de couvrir certaines assurances.» Selon M. Lamontagne, Protec-pêche est un programme unique au Canada.
Le ministre est plutôt confiant que, malgré tout, le bilan de la saison de pêche à la crevette sera positif. Il puise son optimisme dans la comparaison avec les pêches au crabe et au homard. «Dans le crabe, on attendait de grosses difficultés, puis ça a été une belle saison. Sur le plan du homard, on est partis tard et, à part les enjeux de prix, les quantités sont là, alors qu’il était question, un moment donné, qu’il n’y ait pas de saison de pêche. Sur le plan de la crevette, les captures vont bon train et la transformation va bien.»
LA TRANSFORMATION ET LES MESURES DE PROTECTION CONTRE LE COVID-19
Depuis les premiers débarquements de crevette, les usines de transformation roulent à plein régime. Dans le contexte actuel de pandémie, les entreprises ont mis en place des mesures strictes visant à empêcher la propagation de la COVID-19 et surtout que le virus n’entre pas dans l’usine.
«Ça se passe bien, confirme le gérant d’usine de La Crevette du Nord Atlantique de l’Anse-au-Griffon, Bastien Denis. La capture est très bonne et la crevette est grosse. Les deux premiers voyages sont rentrés pleins en quatre ou cinq jours. C’est vraiment d’avance, puis la crevette est belle. On ne s’attendait pas à ça! Il y a des pêcheurs qui ont de bons «spots» et Mère Nature nous fait une belle surprise.»
Du côté des Fruits de Mer de l’Est-du-Québec, le discours est le même. «Depuis le départ de la pêche à la crevette, ça n’a pas arrêté, fait savoir le directeur assurance qualité et conformité de l’usine de Matane. Les pêcheurs sont pas mal tous partis à la pêche. Ils avaient bien hâte de commencer à pêcher!» Kevin Dion observe lui aussi une différence quant à l’état des stocks par rapport aux années passées. «La crevette est un peu plus grosse dans certains secteurs, mais ça varie d’un secteur à l’autre. On dirait qu’elle s’est déplacée. On voit beaucoup de grosses crevettes dans le secteur Anticosti, ce qui est peu commun. Pour ce qui est de la quantité, la crevette est abondante. La pêche est bonne.»
Pour éviter la propagation du coronavirus, les entreprises de transformation de crevette n’ont pas ménagé les efforts. «Il a fallu voir toutes les facettes de la transformation, confirme Kevin Dion. On a mis en place une série de procédures et de nouvelles politiques. On a eu la chance de commencer avec le crabe. Donc, on a eu le temps de peaufiner notre système au fil du temps. On a commencé tout juste au début de la crise. Alors, il y a de nouvelles mesures qui étaient implantées de manière quotidienne. On s’est adaptés. Aujourd’hui, on est assez contents de voir les résultats.»
L’une des mesures prioritaires était de limiter au maximum les contacts entre les employés. «Il y a des gens que ça faisait 45 ans qu’ils venaient prendre leur café en arrivant d’avance à la cafétéria, raconte le porte-parole des Fruits de Mer de l’Est-du-Québec. Ce sont des habitudes qu’il a fallu couper. Les gens rentrent juste à temps, chacun leur tour, à 2 ou 3 minutes d’intervalle, et ils s’en vont à leur poste. On a changé la routine des gens. C’était pour que les gens se rencontrent le moins possible.»
Des mesures à peu près semblables ont été instaurées au sein de l’entreprise La Crevette du Nord Atlantique. «À l’extérieur, on a mis des abris Tempo avec des points rouges, décrit Bastien Denis. Quand les gens rentrent, ils ont chacun leur heure d’arrivée et ils font la ligne. Les abris Tempo sont là pour les intempéries et s’il pleut. On prend la température corporelle à l’extérieur pour s’assurer que la personne qui rentre dans l’usine ne fait pas de fièvre.» L’entreprise se fie aussi sur la bonne foi de ses employés. «Les gens sont conscients de la situation actuelle», considère-t-il.
Les places assises à la cafétéria de l’usine de Matane sont passées de 36 à 24. «On a séparé les tables en quatre, explique le directeur assurance qualité et conformité. Les gens y vont à tour de rôle. Il y a une désinfection entre chaque personne à chaque pause. On a aussi engagé une personne de plus à la buanderie.»
Les croisements lorsque les travailleurs circulent à l’intérieur de l’espace de travail sont limités autant que possible. «Les gens sont disciplinés, estime M. Denis. Le secteur où les gens circulent est circonscrit et ils ont une vision sur 90 %. Quelqu’un qui va sortir de la chaîne de production pour aller aux toilettes va parfois croiser quelqu’un. Mais, quelqu’un qui part en pause ou pour quelque chose d’autre met des protections additionnelles pour circuler dans l’usine.»
L’entreprise Les Fruits de Mer de l’Est-du-Québec a embauché trois surveillants afin d’assurer une vigie 24 heures par jour. «Ils supervisent l’entrée des employés, ce qui fait qu’ils entrent en ordre, à tour de rôle, et qu’il n’y a pas d’attroupements dans le parking, décrit Kevin Dion. Ils surveillent le périmètre de l’usine et s’assurent qu’il n’y a pas de visiteurs qui n’ont pas d’affaires là, surtout qu’il y a beaucoup de touristes. Donc, on s’assure que les gens ne restent pas à l’endroit qu’on sécurise.» Du côté de l’usine de l’Anse-au-Griffon, cette mesure n’a pas été jugée nécessaire.
À l’usine de Matane, tous les postes les plus à risque de propagation ont été analysés. «Lorsque c’était possible, on a mis en place des plexiglas ou des plastiques protecteurs», précise M. Dion. Dans l’usine de l’Anse-au-Griffon, des cloisons fabriquées de structures métalliques et de plexiglas ont aussi été installées sur la chaîne de production.
Le port du masque ou d’une visière est obligatoire. Aux Fruits de Mer de l’Est-du-Québec, c’est l’un ou l’autre et, dans certains postes de travail jugés plus à risque, le masque et la visière doivent être portés tous les deux. Dans l’usine de La Crevette du Nord Atlantique, c’est aussi l’un ou l’autre, au choix de l’employé. «Au début, on voulait que ce soit le masque et les lunettes ou encore le masque et la visière, raconte M. Denis. Mais, c’était difficile. Les gens qui ont des lunettes avec le masque, ça s’embue et, en plus de la visière, le travailleur était inefficace. On a jugé opportun d’avoir seulement le masque et des lunettes ou bien la visière.» Le gérant de l’usine précise que dans certains secteurs, les travailleurs étaient habitués à porter le masque. «Dans la zone à haut risque, tout le monde a un masque.»
Autant chez Fruits de Mer de l’Est-du-Québec que chez La Crevette du Nord Atlantique, des stations de lavage des mains et de désinfection ont été ajoutées. «On avait déjà des stations de lavage, mentionne Kevin Dion. À chaque porte d’entrée, il y a une station pour se laver les mains et se désinfecter. On a ajouté des stations supplémentaires et des unités de désinfection.» Le transport de la crevette n’échappe pas non plus aux mesures sanitaires. «Dans nos camions, on a mis en place un rideau entre les deux bancs, indique M. Dion. Les gens se lavent les mains et se désinfectent. Ça fait maintenant partie des procédures.»
L’ajout de toutes ces nouvelles normes et le changement dans la routine des employés représentent inévitablement des coûts supplémentaires pour les entreprises de transformation, d’autant plus qu’au début de la pandémie, les équipements de protection individuels étaient deux à trois fois plus chers que maintenant, de l’avis de Kevin Dion. «La sécurité des employés est super importante, justifie-t-il. Donc, on ne lésine pas sur les moyens!» Selon Bastien Denis, les employés savent très bien que si le virus entre dans leur milieu de travail, l’usine devra fermer pendant un certain temps. «Ça n’intéresse personne», croit-il. La hantise est la même du côté des Fruits de Mer de l’Est-du-Québec. «Si le virus entre, il va y avoir des enquêtes qui vont être faites, explique M. Dion. Les gens vont être évalués. Il va falloir contacter la santé publique et travailler avec eux. On ne veut pas en venir là! Donc, on prend toutes les mesures pour ne pas que ça arrive.»
GASPÉ-NORD – pages 2-3-4 – Volume 33,3 Juin-Juillet-Août 2020